Acheminement des hydrocarbures de la Caspienne : des changements en vue pour les relations énergétiques de l'Azerbaïdjan ?
Par Renaud FRANCOIS, d’après Jamestown.orgBakou, 26 février 2006 - Le président russe Vladimir Poutine s’est rendu en Azerbaïdjan les 21 et 22 février derniers pour participer aux cérémonies marquant officiellement l’ouverture de l’année de la Russie en Azerbaïdjan. Difficile de se tromper en avançant que la rencontre entre le président russe et son homologue azerbaïdjanais Ilham Aliev n'aura certainement pas tournée autour des échanges culturels entre ces deux anciennes républiques soviétiques. Non, les discussions et les préoccupations des deux dirigeants étaient ailleurs.
Ce sont plus vraisemblablement l’Iran, avec la relance de son programme nucléaire, l’échec relatif des discussions de Rambouillet sur le problème du Haut-Karabakh et essentiellement la diversification grandissante des voies d’approvisionnements énergétiques - diversification qui, à court terme, risque de bouleverser l’intégralité de l’équation géostratégique de cette région tant dans sa dimension politique qu’énergétique.
L’Azerbaïdjan est, sur le plan énergétique, un pays béni des dieux. Jusqu’à maintenant il recevait de la Russie, son puissant voisin du nord, la plus grande partie de ses approvisionnements en gaz et ses exportations de pétrole transitaient intégralement par le territoire russe.
Cette situation devrait progressivement, et plus ou moins rapidement, changer. Et ce, malgré les paroles rassurantes du ministre azerbaïdjanais de l’Industrie et de l’Energie qui déclarait, au cours de la réunion de la commission intergouvernementale russo-azerbaïdjanaise de coopération économique, mardi dernier, que son pays n’entendait pas mettre un terme aux importations de gaz russe. Selon ses déclarations, "agir autrement serait contre productif tant en termes de balance énergétique qu’en terme de développement".
Sur les 12 à 14 milliards de m3 de gaz de sa consommation annuelle, l’Azerbaïdjan en produit 5 à partir de ses ressources en mer Caspienne. La Russie est un de ses principaux fournisseurs pour les 7 à 9 milliards manquants. Fin 2005, le géant gazier russe Gazprom, désireux d’aligner ses prix sur ceux du marché mondial, a considérablement augmenté ses tarifs (environ 100% pour la plus basse ces augmentations) pour la plupart de ses clients de la Communauté des Etats indépendants (CEI) ainsi que pour les pays du Caucase du Sud.
Le 21 décembre 2005, l’Azerbaïdjan signait avec Gazexport, le bras armé de Gazprom en matière d’exportations de gaz, un accord pour la livraison de 4,5 milliards de m3 au prix de 110 dollars les 1.000 m3 (l’ancien tarif était de 60 dollars). Le président Aliev reconnaissait après coup que son pays "n’avait pas eu le choix" et qu’il envisageait une diversification de ses approvisionnements quitte "à se tourner éventuellement vers l’Iran".
En fait, c’est à la veille de la signature de ce nouveau contrat avec Gazprom que l’option iranienne a commencé à se dessiner. Le 20 décembre, le président Aliev rencontrait son homologue iranien Mahmoud Ahmadinejad lors des cérémonies d’inauguration du gazoduc qui approvisionne en gaz iranien l’enclave azerbaïdjanaise du Nakhitchevan.
Les livraisons de gaz iranien à cette enclave devraient rapidement atteindre les 250 millions de m3, voire 500 millions, à comparer aux 52 millions de 2005. Pour 2006, l’Azerbaïdjan compte importer 1 milliard de m3 pour commencer à réduire sa dépendance énergétique vis-à-vis de Moscou.
Au-delà de ces réductions prévisibles d’achat de gaz, ce qui semble inquiéter le plus Moscou et que ses analystes observent avec circonspection, ce sont les trois projets de routes énergétiques pour l’acheminement des ressources de la Caspienne et de l’Asie centrale.
En premier lieu, le gazoduc Baku-Tbilissi-Erzurum (BTE) dont la capacité annuelle serait de 20 milliards de m3. Selon le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan, ce pipeline devrait être terminé fin 2006. A sa mise en service, il devrait ainsi permettre de satisfaire les besoins domestiques de l’Azerbaïdjan et l’acheminement vers la Turquie, et au-delà vers l’Europe de l’Ouest, de la production du champ offshore de Shah-Deniz en Caspienne.
Rasim Musabekov, un analyste politique basé à Moscou, se montre particulièrement optimiste, allant même jusqu’à annoncer "qu’à compter de 2007, l’Azerbaïdjan pourrait cesser tout achat de gaz russe".
Le deuxième projet qui semble chagriner Moscou concerne le pipeline transcaspien. Et c'est paradoxalement l’attitude agressive de Gazprom et de Moscou, au moment de ce que l’on a appelé la "guerre du gaz" début janvier, qui a relancé l’idée de ce projet qui, malgré un très fort soutien des Etats-Unis, avait été remisé dans les cartons. L’idée est d’ouvrir l’accès aux immenses réserves d’Asie centrale en coupant directement à travers la mer Caspienne et en s’affranchissant donc du transit sur le territoire russe. A l’origine de l’abandon de ce projet : un différend entre participants sur le prix du gaz turkmène et sur le quota attribué à l’Azerbaïdjan au titre du transit sur son territoire. Mais avec l’Union européenne qui semble prête à se joindre maintenant à la détermination américaine de briser le monopole de Gazprom, le projet pourrait être rapidement relancé.
Les Russes, par la voix de Viktor Khristenko, ministre de l’Industrie et de l’Energie qui accompagnait le président Poutine à Bakou, ne s’y sont pas trompés. Ils ont tenté de minimiser cette option en faisant ressortir les difficultés juridiques qui n’avaient toujours pas trouvé de solution. Khristenko a même qualifié ce projet transcaspien de "prématuré" car il se heurtait à un problème majeur, "l’absence d’une claire définition de la division de la mer Caspienne entre pays riverains".
Dernier projet préoccupant Moscou : l'oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (plus connu sous l’acronyme BTC) qui devrait entrer en service cette année. Au moment même où le ministre russe de l’Industrie et de l’Energie se plaisait à rappeler que 4,1 millions de tonnes de pétrole azerbaïdjanais avaient transité par l'oléoduc russe de Novorossisk, son homologue azerbaïdjanais annonçait fièrement que le premier pétrolier rempli de pétrole azerbaïdjanais acheminé par le BTC quitterait le port de Ceyhan début mai.
Outre le fait que cet oléoduc acheminera principalement la pétrole brut pompé dans les champs pétrolifères azerbaïdjanais d’Azeri-Chirag-Kuneshli, il est prévu aussi acheminer quelque 500.000 barils/jour de l’immense champ pétrolifère kazakh de Kashagan. Avec l’entrée en service opérationnel du BTC, on peut raisonnablement penser que les volumes de pétrole empruntant la voie Nord, via le territoire russe, vont considérablement diminuer.
Ces importants changements actuellement en cours dans l’acheminement des hydrocarbures de la Caspienne à destination des marchés mondiaux auront pour conséquence immédiate une diminution non négligeable de l’influence russe sur l’Azerbaïdjan, offrant à ce dernier de nouvelles options en matière de politique extérieure.
Pour Rasim Musabekov, "quel que soit l’état des relations azéro-russes, l’Azerbaïdjan ne sacrifiera pas ou ne négligera pas, juste pour les beaux yeux de Moscou, les autres options géopolitiques tout aussi importantes. A savoir, les relations avec l’Union européenne, les Etats-Unis et la Turquie".