mercredi, décembre 18, 2002

Pétrole : Perspectives du "Grand Jeu" international

Les mouvements militaires et diplomatiques américains autour de l'Irak ont de nouveau mis sous les feux des projecteurs le golfe Persique et, plus globalement, le Proche-Orient. Cette région, aussi sensible politiquement que riche en hydrocarbures, conservera, pour longtemps encore, une position dominante en matière de production pétrolière mondiale, avec un sous-sol qui recèle environ 50 % des réserves mondiales.

En intervenant en Irak, les Etats-Unis cherchent-ils, comme on l'entend ou le lit essentiellement de ce côté-ci de l'Atlantique, à faire main basse sur le pétrole irakien, la seconde plus importante réserve avérée ? Une réserve sur laquelle les compagnies russes et françaises ont, de surcroît, des options... "Le pétrole est évidemment une donnée importante de cette crise. C'est un problème permanent à régler pour les Américains, mais pas forcément le seul motif d'intervention", explique Pierre Noël, spécialiste de la question au CNRS et à l'Institut d'économie et de politique de l'énergie (IEPE). Depuis les années 1960, la garantie de l'approvisionnement du pays est une constante stratégique de toutes les équipes gouvernementales. Au fil des trois dernières décennies, l'Amérique s'est érigée, avec l'aval, implicite ou explicite, de ses alliés, comme la puissance protectrice des ressources en hydrocarbures. "Elle est concernée par tout ce qui se passe dans le Golfe, puisqu'il s'agit de préserver le premier gisement mondial et, accessoirement, les 1,5 million de barils/jour qu'elle importe de ce bassin, précise Pierre Noël. Mais je crois que l'enjeu fondamental n'est pas le contrôle des réserves et des 2 à 3 millions de barils/jour produits par l'Irak, mais le contrôle du développement de ce gisement stratégique et, par ricochet, la préservation des grands équilibres du marché mondial."

Pour ce spécialiste, le marché est un et indivisible. Si Saddam Hussein tombe, deux scénarios sont envisageables. "Un scénario optimiste dans lequel je crois fermement : le bras de fer entre Américains, Français et Russes - engagé depuis quelques mois, au travers notamment du ralliement chèrement négocié des deux derniers au vote de la résolution 1441 de l'ONU -, et les négociations avec l'opposition susceptible de s'installer à Bagdad débouchent sur une sorte de .Yalta' de l'exploitation du pétrole irakien. Toutes les grandes compagnies prennent pied en Irak et contrôlent le développement du brut. Les compagnies travaillent ensemble à la modernisation de l'outil de production irakien et n'ouvrent pas les vannes au-delà du raisonnable, soit 3, peut-être 4,5 millions de barils/jour d'ici cinq ans. Elles haussent les niveau de production lentement, en se concertant avec l'Arabie saoudite pour que le royaume fasse une place au sein de l'OPEP à l'Irak. L'équilibre du marché est préservé, et la survie de l'OPEP aussi."

L'hypothèse la plus inquiétante est, selon Pierre Noël, " une ouverture anarchique, brutale et importante des vannes irakiennes dans les années à venir. Les cours s'effondreraient, l'Arabie saoudite jouerait sa carte personnelle en compensant son manque à gagner par une surproduction. Et l'OPEP volerait en éclats. Nous serions, là, confrontés à une crise internationale majeure. Personne n'y a raisonnablement intérêt, et c'est certainement pour cela que les négociations vont bon train entre Américains, opposition irakienne et compagnies étrangères, actuellement".

Le Proche-Orient reste le centre névralgique du secteur pétrolier. Le premier enjeu est bien la protection des zones de production et des routes d'acheminement des hydrocarbures. C'est parce que ce constat est criant, mais surtout dans un souci de garantir le niveau des ressources et des réserves stratégiques, que les Etats et les compagnies se sont lancés dans une course à la diversification des sources d'approvisionnement. C'est le second enjeu majeur des vingt prochaines années : réussir cette diversification. "Il ne faut pas rêver : on ne trouvera pas une seconde Arabie saoudite, explique Pierre Noël. Mais tous les gisements sont bon à exploiter : ce sont les petits ruisseaux qui font les grandes rivières !"

"Nous assistons à un déplacement du centre de gravité du pétrole vers l'est, affirme Bernard Le Guelte, spécialiste de l'énergie à l'IRIS (Institut des relations internationales et stratégiques). Les compagnies, les grands acteurs investissent massivement en Asie centrale, dans la Caspienne, le Caucase. N'oublions pas que la Russie et la CEI sont les premiers producteurs mondiaux. La Chine, qui consomme 200 millions de tonnes de pétrole par an, va accroître massivement ses importations."

Un nouveau "Grand Jeu" bat son plein sur les rives de la Caspienne, dans le Caucase et les républiques d'Asie centrale. "La Caspienne, à elle seule - principalement le Kazakhstan et l'Azerbaïdjan -, représente la nouvelle mer du Nord, précise Catherine Locatelli, spécialiste des ex-républiques soviétiques à l'IEPE. Dans cinq à sept ans, cette zone devrait produire environ 3 millions de barils/jour, soit près de 7 % de la production mondiale."

Cette région constitue un enjeu de diversification des sources mais les résultats escomptés ont été revus à la baisse. Pis : le terrain est "miné", et les rapports de forces sont difficiles à gérer. "Encore une fois, on n'est pas en Arabie saoudite, analyse Pierre Noël. Les coûts de production du pétrole kazakh sont beaucoup plus élevés que dans le Golfe, les investissements des compagnies sont lourds. La région est instable politiquement, voire militairement. Les risques contractuels sont très élevés. La corruption est grande, il n'y a pas ou peu d'administrations. Enfin, cette région est enclavée, et l'acheminement des ressources est difficile et onéreux. En outre, il y a la présence de la puissance régionale russe : il faut composer avec, et les relations de ces ex-Etats satellites avec Moscou sont souvent conflictuelles."

Rapport de forces : la question est là. Si les Américains sont économiquement omniprésents dans cette région, au travers de leurs compagnies, qui dominent la plupart des consortiums au Kazakhstan ou en Azerbaïdjan ; s'ils le sont au travers de leurs soldats, présents en Ouzbékistan, en Géorgie et, bien entendu, en Afghanistan, les Russes ont encore de nombreux atouts à faire valoir. D'abord hostiles à l'expansion de la production dans la Caspienne, ils ont révisé leur doctrine depuis l'installation de Vladimir Poutine au Kremlin. "Aujourd'hui, leurs compagnies sont présentes dans quasiment tous les consortiums. Leur stratégie consiste désormais à veiller à ce que le pétrole de cette région ne concurrence pas trop, et pas trop vite, le leur, indique Catherine Locatelli. C'est pour cela qu'ils livrent une bataille acharnée sur le terrain des oléoducs, des routes d'acheminement, d'évacuation des hydrocarbures. Ils font pression pour que les pipe-lines passent par chez eux. Et ils ont marqué un point important avec la mise en service, en 2001, du pipeline reliant Tenguiz, au nord de la Caspienne, à Novorossiisk, sur la mer Noire." Leur intérêt ? Des recettes financières, grâce aux taxes de transit. Et, surtout, l'avantage psychologique et politique d'avoir un contrôle relatif sur l'acheminement des ressources.

C'est au stade de l'évacuation du brut et du gaz que le bât blesse. Les Américains veulent restreindre la puissance russe. Le Kazakhstan, l'Azerbaïdjan, le Turkménistan, soucieux de s'émanciper de la pesante tutelle russe, combattent aussi cette option.

Les compagnies américaines souhaitent évacuer les productions par la Turquie et réussir à concrétiser un vieux projet : tracer une route partant du Kazakhstan et débouchant au Pakistan, via le Turkménistan et l'Afghanistan. "Ces pipelines ne sont pas près d'exister, commente un puissant lobbyiste américain du secteur, sous le couvert de l'anonymat. Le régime turkmène, parfaitement infréquentable, assimilable à une .Corée du Nord' de la Caspienne, de même que l'instabilité afghane entravent la construction de cette .route idéale'."

Les Européens, et particulièrement les Français, ne sont pas absents de ce "Grand Jeu". Ils plaident en faveur d'une route des oléoducs traversant l'Iran pour rejoindre la mer d'Oman. Inacceptable, pour les Etats-Unis de George W. Bush, qui ont placé Téhéran sur la liste des pays de l' "axe du Mal".

Le rôle prédominant de la Russie ne gêne pas les Européens outre mesure. Ils ménagent Moscou, "qui a su redevenir une grande puissance diplomatique internationale et redeviendra vraisemblablement une puissance économique, à défaut d'être un colosse militaire", résume un diplomate français. Ils savent aussi lire les statistiques : 50 % du brut produit hors OPEP dans les dix prochaines années sera estampillé Made in Russia.

"Il existe, depuis le milieu des années 1990, un accord de fourniture de pétrole et de gaz russes très important, explique George Le Guelte. Dans son effort de diversification de ses sources d'approvisionnement, l'Europe regarde indéniablement vers l'Est." Au-delà de l'entrée des pays de l'Europe centrale et de l'Est dans l'Union, rêve-t-on, à Bruxelles, d'une "Europe de l'Atlantique à la Caspienne", construite sur les fondations des enjeux pétroliers, comme la communauté économique s'est, historiquement, érigée sur l'industrie du charbon et des métaux ? "Il y a de cela, mais je pense que l'on tend vers la constitution d'un grand ensemble transatlantique", conclut George Le Guelte.

Enfin, la Chine, dont la consommation va décupler dans les prochaines décennies, souhaite acheter de plus en plus de pétrole et de gaz aux Russes, aux Kazakhs et aux Etats de la région. Elle a conclu des accords en ce sens, pour importer de l'énergie de Sibérie orientale et de la Caspienne, mais doit composer avec les énormes difficultés d'acheminement des matières premières.

Les gisements de la Caspienne et du Caucase ne sont pas les seules sources de diversification entrevues ou exploitées. "Stratégiquement, les compagnies, soutenues par leurs Etats, ont tout intérêt à être présentes partout où il y a des ressources", renchérit Pierre Noël.

"En la matière, poursuit-il, elles sont présentes en Afrique, du Nord (Maghreb) et de l'Ouest principalement (golfe de Guinée). Il existe de nombreux gisements offshore. Ils sont convoités car il s'agit d'un pétrole de bonne qualité, les contrats sont juteux pour les compagnies, donc le retour sur investissement sera important." Si l'Afrique représente 3 à 5 % des réserves mondiales avérées, elle pourrait produire jusqu'à 10 % du pétrole mondiale en 2015. C'est la raison essentielle pour laquelle toutes les grandes compagnies cherchent à marcher sur les plates-bandes de ce qui fut longtemps le jardin des Français. Ceux-ci veillent, au travers de la puissante multinationale TotalFinaElf, à préserver leurs intérêts économiques et stratégiques.

Enfin, les Etats-Unis veillent au grain sur leur propre zone d'influence. Bien que leurs gisements soient sur le déclin, les Américains restent de gros producteurs. C'est pour tenter de préserver ce rang que le président Bush veut arracher au Congrès la possibilité de forer dans les zones protégées d'Alaska. Au-delà, ils ont un besoin vital de voir se développer les gisements situés sur leur propre continent. "D'importants gisements en eaux profondes ont été découverts en Amérique latine : au Brésil, au large du Venezuela. Au Canada, ce sont des pétroles non conventionnels qui ont été mis au jour (sables, huiles lourdes), remarque Pierre Noël. Le problème, c'est que la prospection et l'exploitation de ces gisements est extrêmement onéreuse. Voilà pourquoi les compagnies ont besoin que le marché soit stable. Si les prix sont garantis au niveau actuel, elles peuvent financer la prospection et l'exploitation. Dans le cas contraire, elles retarderont les investissements et se concentreront sur les sources les plus rentables."

Si les analyses sont souvent diamétralement opposées, toujours tranchées, quelques certitudes, quant aux grands enjeux, font l'unanimité. Celle, par exemple, que la diversification des approvisionnement, financée grâce à la stabilité des cours, est la priorité numéro un. Celle, encore, que les économies européennes, qui sont en meilleure forme que l'économie américaine, et ont su se mettre à la diète énergétique, ont les moyens de financer leurs factures pétrolières et sont devenues les actrices majeures d'une demande maîtrisée. Elles possèdent les dollars pour acheter le pétrole. Enfin, si le développement des énergies alternatives comme l'hydrogène est déjà une réalité, l'or noir restera encore incontournable pour les deux ou trois prochaines générations.

Loïck Coriou