lundi, juin 05, 2006

La flambée du pétrole fracture l'Amérique latine

La flambée du pétrole fracture l'Amérique latine
Lamia Oualalou
Le Figaro, 02 juin 2006, (Rubrique International)

La hausse de la rente énergétique et l'arrivée au pouvoir de la gauche dans plusieurs pays du sous-continent aiguisent les tensions.


L'Opep est une organisation «anti-impérialiste», qui peut contribuer à la libération des peuples des pays en développement. C'est par cette formule provocatrice que le président vénézuélien, Hugo Chavez, a inauguré hier la réunion de l'Opep qui se tenait à Caracas. Les experts s'attendent à ce que les onze pays exportateurs de pétrole laissent inchangé leur quota de production, dans un contexte de flambée des cours mondiaux.



LES EXPERTS du pétrole ne savent plus où donner de la tête. «L'Amérique latine a longtemps été considérée comme une région stable pour les multinationales du secteur. Depuis quelques années, ce n'est plus le cas : les risques valent ceux du Moyen-Orient, de l'Afrique ou de la Russie», résume Jean-Marie Chevalier, directeur du Cambridge Energy Research Associates (Cera). Quelques années, ce sont plus précisément les années depuis lesquelles les gouvernements latino-américains ont basculé à gauche, sous la pression de mouvements sociaux. Parallèlement, l'envolée des cours des hydrocarbures a renversé le rapport de forces entre les multinationales et des Etats, soucieux de mettre la rente énergétique au service de politiques sociales.

Tout commence en 2002, par le bras de fer entre le gouvernement de Hugo Chavez, à la tête du Venezuela depuis 1999, et l'entreprise nationale PDVSA, qui constitue un Etat dans l'Etat. «PDVSA a alors sa propre ambition, celle de devenir une major mondiale», rappelle Jean-Marie Chevalier. Hugo Chavez y voit une poule aux oeufs d'or pour financer ses programmes de santé et d'alphabétisation. Il y tient d'autant plus que les cours du baril commencent à s'affoler, tirés par la demande chinoise et la tension au Moyen-Orient. Les cadres de l'entreprise se braquent et déclenchent, en décembre 2002, une grève de deux mois, avec l'espoir de faire tomber le président. Chavez tient tête. Les grévistes abdiquent, il en licencie 18 000. PDVSA tombe sous son contrôle.

Faire plier les multinationales

Chavez ne s'arrête pas là : à partir de 2003, il veut faire plier les multinationales en augmentant impôts et royalties. Enivrées par des cours toujours plus hauts, ces dernières acceptent. Le Venezuela ne recèle-t-il pas les plus importantes réserves au monde, en comptabilisant les huiles extra-lourdes ? L'exemple fait école. Arrivé au pouvoir au Brésil, Luiz Inacio Lula da Silva durcit la législation à l'égard des multinationales pétrolières, contraintes de se fournir auprès d'entreprises brésiliennes. En Argentine, le péroniste Nestor Kirchner refuse aux exploitants de gaz d'augmenter leurs tarifs, comme le stipulent leurs contrats. Pour lui, ces textes ne valent rien face à la crise qui a mis son pays à genoux en 2001.

Pauvreté galopante

En Bolivie, la déflagration est violente. Depuis la privatisation des hydrocarbures en 1996, les compagnies pétrolières étrangères se croient maîtres du jeu dans ce pays qui dispose des deuxièmes réserves du continent. En projetant d'exporter le gaz vers le Mexique et les Etats-Unis, le président Losada provoque la colère de la population, certaine de ne pas bénéficier de l'opération. Cette première guerre du gaz se solde par la fuite du président pour Miami. Deux ans plus tard, son successeur, Carlos Mesa, jette l'éponge face à la surenchère de la population. Porté par la frustration des foules, Evo Morales est élu en décembre 2005 et annonce, le 1er mai dernier, la nationalisation des hydrocarbures.

Le mois dernier, l'Equateur a mis fin à la participation de l'américaine Oxy. Au Pérou, quel que soit le vainqueur dimanche, il sera contraint de revoir les conditions d'exploitation de son gaz. Pour faire plier les entreprises, les Etats ne jouent pas seulement sur les cours, mais aussi sur une apparente harmonie politique, de Caracas à Buenos Aires. Ce sont désormais les Etats qui commandent. Hugo Chavez en apporte la preuve en signant des accords de livraison à des prix préférentiels du pétrole aux pays d'Amérique centrale et des Caraïbes. Il lance l'idée d'un gigantesque gazoduc, des côtes vénézuéliennes jusqu'au coeur de l'Argentine. Tout le contraire de l'intégration opérée à la fin des années 90, quand l'implantation de onze gazoducs entre la Bolivie, le Brésil, l'Argentine et le Chili servait des intérêts privés et était financée par eux.

En flattant la fibre populaire, chacun des Etats bouscule ses voisins. En nationalisant son gaz, la Bolivie a fâché la brésilienne Petrobras et mis en péril son principal marché. En préférant alimenter son marché national, l'Argentine a privé le Chili de gaz et menacé sa croissance. La hausse du cours des hydrocarbures aurait pu permettre à l'Amérique latine de s'unifier et de défendre collectivement ses intérêts. Les derniers événements montrent qu'il n'en est rien.


La hausse de la rente énergétique et l'arrivée au pouvoir de la gauche dans plusieurs pays du sous-continent aiguisent les tensions.