samedi, décembre 03, 2005

Comment les majors du pétrole s'adaptent à la «révolution bolivarienne»

«JE LEUR DONNE un mois. Pas un jour de plus.» Rafael Ramirez, le ministre des Hydrocarbures vénézuélien, a été clair. Le 1er janvier 2006, toutes les entreprises pétrolières qui exploitent des champs pétroliers en tant que prestataires de service de l'Etat vénézuélien devront avoir transformé ce contrat en accord d'association avec l'entreprise pétrolière nationale PDVSA.

Un détail compte : pour connaître les termes exacts du nouveau contrat, il faut d'abord le signer. Les petites entreprises ont cédé, les plus grosses, dont Total, Shell, BP, et Chevron-Texaco, rechignent. Pas facile de faire entendre à leurs «comités de risque» chargés de rendre des comptes auprès des actionnaires, qu'elles signent un chèque en blanc à Chavez.

Pétrole contre «missions»

Avec un baril de pétrole à 60 dollars, le président vénézuélien peut bousculer les règles. Comme la majorité des puissances pétrolières, le Venezuela veut revoir le partage des bénéfices entre Etat et entreprises, décidé à une époque où le pétrole plafonnait à 20 dollars. C'est pour la bonne cause : les fonds collectés sont destinés à financer les «missions», ces programmes de santé, d'alimentation ou d'alphabétisation de la «révolution bolivarienne». Pour ce faire, l'entreprise pétrolière nationale, PDVSA, qui organise ces programmes sociaux avec l'armée, doit reprendre la main sur la politique pétrolière, estime l'Administration Chavez. D'où la nécessité de faire disparaître les contrats de concessions, au profit d'une société mixte pilotée par PDVSA. Au fond, les multinationales ne sont pas contre : elles paieront des royalties plus élevées aux autorités vénézuéliennes mais espèrent en échange élargir leurs exploitations et augmenter leurs bénéfices.

«Etant donné les cours du pétrole, les entreprises pétrolières ont tout à y gagner», note Mark Weisbrot, analyste du Centre de recherche politique et économique, basé à Washington. Cependant, elles n'aiment pas la méthode. Les forcer à accepter un nouveau contrat de société mixte en rompant unilatéralement le précédent est notoirement illégal.

«Nous voudrions être sûrs, avant de signer, que nos intérêts, en tant qu'actionnaires minoritaires, ne seront pas malmenés», explique-t-on au sein d'un grand groupe pétrolier. Surtout, si Hugo Chavez s'est moqué une première fois des engagements souscrits dans le passé, pourquoi ne recommencerait-il pas ? «Les entreprises victimes de l'attitude du gouvernement Chavez peuvent attaquer le Venezuela auprès du tribunal d'arbitrage de la Banque mondiale (Cirdi)», observe Emmanuel Gaillard, du cabinet d'avocats Shearman & Sterling. «Mais elles devront apprécier le risque de mesures de rétorsion plus radicales encore de la part du gouvernement», précise-t-il.

A Caracas, l'éventualité fait sourire. Qu'une entreprise s'avise à poursuivre le Venezuela, elle perdrait ipso facto toute possibilité de conclure de nouveaux contrats dans un eldorado du pétrole et du gaz. Pour tester les sociétés pétrolières, l'administration joue sur plusieurs tableaux. Elle fait donner le fisc, qui redouble de zèle pour découvrir la moindre indélicatesse, ou les services juridiques, chargés de débusquer les irrégularités des contrats. Total en sait quelque chose. Au printemps, l'entreprise française a vu sa principale exploitation, Sincor I, menacée par le ministre des Hydrocarbures, qui dénonçait une violation du contrat. Total a crié au malentendu mais compris le message : si l'amitié affichée entre Jacques Chirac et Hugo Chavez est un atout, elle ne suffit plus. Pour obtenir le développement d'une deuxième tranche d'investissement (Sincor II), Total devra probablement accepter de requalifier une partie de son contrat d'exploitation en vigueur selon les termes de la nouvelle loi pétrolière, augmentant le niveau des royalties.

Bataille économique

«La question n'est plus aujourd'hui la sécurité juridique, comme le répètent les multinationales, insiste un spécialiste des hydrocarbures à Caracas. La vraie bataille est économique : l'Etat exige une part du gâteau de plus en plus importante. Si l'entreprise n'est pas d'accord, dehors.» Henri-Jacques Citroën, un Français qui dirige une société de relations publiques à Caracas, confirme : «La bonne manière de faire des affaires avec l'Etat au Venezuela, c'est d'accepter de céder une partie de ses privilèges et de ses avantages.» Il ne suffit pas, comme l'ont cru naïvement plusieurs entreprises, d'agiter des parrainages politiques ou de bricoler des petits programmes sociaux pour plaire au régime et décrocher des contrats.

«Nous devons démontrer un engagement social bien plus profond, ce que nous avons mis du temps à comprendre», constate le cadre d'une multinationale pétrolière. Chavez, en visite à Paris en octobre, a dû avoir envie de sourire lors de la réunion organisée par le Medef. Les patrons présents, issus du secteur pétrolier, mais aussi de la pharmacie ou de la construction de logements, ont rivalisé de discours altermondialistes. L'assistance médusée a pu les entendre disserter sur leur souci non pas seulement de faire du profit, mais aussi de contribuer aux avancées sociales de la «révolution bolivarienne».