Les ambitions européennes du géant russe Gazprom
L'empire Gazprom attaque et son offensive risque de bouleverser le marché français du gaz dans les prochaines années. C'est ainsi que les experts analysent l'annonce par le directeur des affaires internationales du géant russe de vendre directement cet hydrocarbure aux industriels et aux collectivités locales, alors qu'il se contentait, depuis 1975, d'être l'un des principaux fournisseurs de Gaz de France. "Notre objectif est de couvrir, à terme, 10 % du marché français", a indiqué Stanislav Tsygankov, jeudi 17 novembre, dans un entretien à La Tribune.Dans un arrêté publié cette semaine, le gouvernement français a donné son feu vert à ce groupe tentaculaire, véritable bras armé de Vladimir Poutine : aux côtés d'Alexeï Miller, PDG depuis 2001, siège un président du "board" des directeurs, Dmitri Medvedev, que Vladimir Poutine vient de nommer premier vice-premier ministre.
M. Tsygankov a assuré que Gazprom n'entend pas rompre les contrats d'approvisionnement à long terme qui assurent 25 % du gaz vendu par GDF. Ni d'" aller vendre en direct aux clients de GDF", a-t-il expliqué. "Mais à chaque fois que l'un d'eux voudra changer de fournisseur, il sera une opportunité pour nous", a-t-il précisé, avant d'ajouter que "par expérience, nous nous intéressons aux grands clients industriels".
Officiellement, GDF n'a pas interprété ces propos comme une déclaration de guerre. Lors d'un colloque sur la libéralisation des marchés de l'énergie, le 16 novembre, son PDG, Jean-François Cirelli, affichait sa sérénité et vantait "les bienfaits de l'ouverture", qui est "la pire des solutions à l'exception de toutes les autres". L'opérateur historique détient 80 % du marché, devant Total (10 %), Suez (5 %) et les autres (l'italien Eni, l'allemand E.ON, le britannique BP et des régies municipales).
La Russie détient un atout maître : le quart des réserves mondiales, dont 87 % pour Gazprom, qui vient de racheter Sibneft, cinquième pétrolier russe. S'il était un pays, Gazprom se classerait au troisième rang pour les réserves d'hydrocarbures, derrière l'Arabie saoudite et l'Iran. GDF, lui, ne produit que 10 % du gaz qu'il vend, même s'il vise 15 % à moyen terme.
"Le géant russe a accès à la ressource à un moment où la consommation de gaz est orientée à la hausse, note Damien Heddebaut, responsable du pôle énergie d'Eurostaf. Il va devenir incontournable. D'autant qu'une bataille de plus en plus dure se joue pour l'accès au gaz russe, convoité à la fois par l'Europe, les Etats-Unis, le Japon et la Chine."
En 2010, les dirigeants de Gazprom espèrent vendre 180 milliards de mètres cubes aux Européens, contre 145 milliards en 2004. Car le géant ne peut vivre seulement de son marché intérieur, où il est contraint de vendre aux industriels 1 000 m3 de gaz pour 30 dollars seulement, alors qu'il peut l'écouler pour environ 150 dollars en Europe de l'Ouest. Ainsi, il tire les deux tiers de ses profits du tiers de sa production : celle qui est vendue à l'étranger.
Encore cette vente n'est-elle pas optimale. En contrepartie de l'achat de gros volumes de gaz dans le cadre de contrats à long terme, comme il le fait avec GDF, Gazprom doit en effet consentir des rabais. Au moment où la demande et les prix du gaz augmentent, il se prive ainsi d'une confortable marge, dont bénéficient des entreprises comme GDF ou Eni.
La Commission européenne n'est pas étrangère au regain d'appétit de Gazprom. Dans les contrats liant producteurs et vendeurs de gaz, elle entend mettre un terme aux dispositions qui, selon elle, entravent la libre concurrence. Comme la "clause de destination" interdisant par exemple à GDF de revendre son gaz hors de France, en échange d'un engagement de Gazprom à ne pas démarcher de clients dans l'Hexagone.
C'est ce verrou que Gazprom et Eni vont faire sauter en Italie. Depuis plusieurs années, l'entreprise russe a aussi poussé ses pions en Allemagne, devenue un véritable allié stratégique. Elle y détient 35 % de Wingas. Cette société de négoce et de commercialisation de gaz veut faire jouer à plein la concurrence en profitant des attaques de l'Office anti-cartel contre E.ON Ruhrgas et RWE.
L'intérêt affiché par Gazprom pour la France confirme ses ambitions sur le Vieux Continent, à qui elle fournit déjà 27 % du gaz et sans doute près de 40 % dans quinze ans, notamment en raison d'un accroissement de la demande d'électricité. En Europe, la part de la production de courant à partir de centrales au gaz devrait bondir de 15 % en 2002 à plus de 35 % en 2030, estime l'Agence internationale de l'énergie (AIE).
Face à l'inquiétude que suscite cette dépendance croissante vis-à-vis de la Russie chez les dirigeants européens, politiques ou patronaux, M. Poutine se veut apaisant. "Plus un produit est abondant sur un marché, plus il est bon marché et plus les prix sont stables", déclarait le président russe, le 3 octobre, à Bruxelles. La stabilité viendra aussi, ajoutait-il, de l'entrée de sociétés russes de distribution d'électricité et de gaz sur le marché européen et de la participation de firmes européennes aux projets d'infrastructures destinés à valoriser les richesses du sous-sol russe.
"Au cours des deux prochaines décennies, une compagnie pourrait modifier l'équilibre des pouvoirs sur le marché européen de l'énergie : Gazprom", note le cabinet Wood Mackenzie. A condition qu'elle trouve dans ses fonds propres et chez ses partenaires 240 milliards de dollars à investir d'ici à 2020. Gazprom est présent dans la plupart des projets destinés à développer et à moderniser un secteur des hydrocarbures russes vieillissant : exploitation de champs gaziers géants (Sakhaline, mer de Barents), construction d'usines de liquéfaction de gaz, installation de gazoducs géants (projet germano-russe sous la Baltique).
Jean-Michel Bezat
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Chiffres
Gaz de france
Effectifs. 38 000 salariés.
Chiffre d'affaires. 18,2 milliards d'euros en 2004.
Ses réserves représentent 10 % du gaz vendu à ses clients.
Gazprom
Effectifs. 330 000 salariés.
Chiffre d'affaires. 28 milliards d'euros en 2004 (hors rachat du pétrolier Sibneft en octobre).
Le groupe est détenu à 50 % par l'Etat russe. Il contrôle environ 87 % des réserves prouvées de gaz en Russie, soit environ 20 % des réserves mondiales.
Les prix
Ils ont augmenté entre septembre 2004 et septembre 2005. Selon Nus Consulting Group, le Royaume-Uni est en tête pour les industriels et les particuliers (+ 35 % en moyenne), suivi par la Belgique, le Danemark, l'Allemagne, l'Espagne et la Suède. La hausse a été moindre en France : + 11,30 % en moyenne pour le chauffage domestique, + 12,90 % pour l'usage industriel.
La production
En baisse en Grande-Bretagne. Celle des Pays-Bas décroîtra à partir de 2008. La date du "peak" de la Norvège n'est pas encore connue.
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