Opinion : Le pétrole victime du nationalisme
par Eric Le BoucherLE MONDE | 24.06.06
Etes-vous complètement rassurés sur l'avenir de l'Arabie saoudite ? Etes-vous serein devant les déclarations belliqueuses du président iranien Mahmoud Ahmadinejad ? Etes-vous franchement confiant dans la politique de nationalisme énergétique que mène Vladimir Poutine en Russie ? Etes-vous totalement insensible à la poussée populiste au Venezuela comme en Bolivie ?
Ces pays sont les grands producteurs d'hydrocarbures. Le prix du baril, la rareté de l'or noir, l'approche du redouté peak oil (le moment où la production mondiale commencera à décliner inexorablement) ont mis dans la tête de leurs dirigeants, ou de ceux qui veulent leur place, comme les partis islamiques, que le pétrole était une manne mais que c'était surtout une arme. Faisant face chacun à des résultats économiques peu flatteurs et/ou des tensions sociales fortes, ils ont très envie de l'utiliser.
Le pétrole n'est pas seulement devenu cher. Il est devenu incertain. Il suffit, dans le contexte de tensions que l'on traverse, qu'un seul de ces dirigeants mette la main sur le robinet, et c'est la crise économique mondiale assurée. Finies vos belles vacances en automobile...
Fragilisés, les pays consommateurs ont le choix entre deux attitudes. Soit l'intervention musclée pour rétablir "une sécurité d'approvisionnement". C'est ce qui s'est passé souvent dans les temps anciens et encore contre Saddam Hussein pendant la première guerre du Golfe. Mais aujourd'hui, si cette voie militaire n'est pas fermée, elle est très compromise. La deuxième guerre d'Irak a montré que même la puissante armée américaine n'est pas parvenue à normaliser l'extraction pétrolière dans les champs irakiens. Les contre-effets sont, eux, démontrés : coûts militaires dantesques pour les Américains, dynamisation des terrorismes, source inépuisable de rancoeurs entre l'Orient et l'Occident.
L'autre attitude consiste à se rassurer en pensant que les dirigeants des pays producteurs sont dotés de raison : en fermant le robinet, ils se privent de recettes et font le malheur de leur peuple. L'arme pétrolière est une arme de dissuasion qui ne s'emploie que comme menace jamais mise à exécution. Le confort de cette voie pacifique est aujourd'hui malheureusement triplement bousculé. 1) par le précédent de l'Ukraine, où Poutine a mis à exécution un embargo de gaz parce que ce pays ne payait pas assez cher, mais surtout parce qu'il faisait les yeux doux à l'Ouest. 2) par la Chine dont on doute de la solidarité en cas de crise. 3) par l'évolution de la planète pétrolière. En 1960, les compagnies occidentales (les majors) avaient accès à 85 % des ressources du globe. Aujourd'hui, cette proportion est tombée à 16 %. Le reste du pétrole dépend des firmes nationalisées (Aramco, Gazprom, Petroleos de Venezuela...) dont le seul PDG est le chef de l'Etat.
Le pétrole n'a jamais été une matière première comme les autres, mais elle est aujourd'hui plus politique qu'elle ne le fut jamais en temps de paix. Ce nationalisme pétrolier a pour effet d'affaiblir le pouvoir de négociation des pays consommateurs. Mais il a aussi un désastreux effet prix : la politisation pousse à restreindre ou à conditionner sévèrement l'appel aux technologies et aux savoir-faire occidentaux. Résultat : depuis 1998, avant qu'Hugo Chavez ne prenne le pouvoir, la production de brut de son pays a diminué de 46 %. Celle de l'Iran est tombée de 7 millions de barils par jour à 4 millions. Au total, la perte de production potentielle atteint 7,8 millions de barils par jour, autant que la consommation réunie de l'Allemagne, la France, l'Italie et l'Espagne, estime Julian Lee du CGES (Centre for Global Energy Studies) de Londres. Ne demandez plus pourquoi le prix du baril flambe à 75 dollars...
La sécurité énergétique sera au coeur des discussions du G8, qui se tiendra en juillet dans la ville de Poutine, Saint-Pétersbourg. C'est dans cette perspective que Peter Mandelson, le commissaire européen au commerce, a fait, vendredi, dans une interview au Wall Street Journal, une proposition qui pourrait changer les rapports de force : inscrire l'énergie à l'OMC (Organisation mondiale du commerce) au même titre que les autres produits, les T-shirts et les haricots. Cela signifierait que le transit dans un pays est un droit absolu (pas touche aux pipelines), que les investissements seraient protégés et que les litiges pourraient être tranchés à Genève.
Pour l'heure, il ne s'agit que d'une idée lancée par l'ancien brillant conseiller de Tony Blair. Rien encore à l'agenda de l'OMC ou du G8. Mais ce serait redonner aux pays consommateurs de quoi parler d'égal à égal avec les pays producteurs. L'entrée dans l'OMC - la Russie est candidate - donne des avantages, elle donnerait le devoir de poser un regard normalisé sur le pétrole et le gaz. En échange, ajoute Peter Mandelson, Gazprom pourrait, dans ces conditions, être autorisé à acheter des circuits de distribution de gaz en Europe, intégration qui aujourd'hui inquiète à juste titre.
L'or noir verrait sans doute son beau statut dégradé mais ce serait in fine protéger les pays producteurs, lisez les peuples, des sottises glorieuses du nationalisme.
ÉRIC LE BOUCHER
Article paru dans l'édition du 25.06.06
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