Opinion : La Bolivie nationalise ses hydrocarbures
La Bolivie nationalise ses hydrocarbures
Source : La Gauche, mensuel du Parti ouvrier socialiste (www.sap-pos.org), Bruxelles, juin 2006.
Le gouvernement bolivien vient de nationaliser les hydrocarbures le 1er mai dernier, la « troisième et dernière nationalisation », a affirmé le président Evo Morales. Le pays le plus pauvre d’Amérique du Sud semble s’être décidé à entamer par la réforme un processus de réversion des politiques néolibérales imposées dans les années 90 en commençant par nationaliser les richesses de son sous-sol.
par Frédéric Lévêque
1er juin 2006
On s’en doute, la mesure de nationalisation des hydrocarbures n’a pas plu à tout le monde et suscite de vives polémiques et critiques mettant à mal les principes d’égalité entre Etats et leur souveraineté. Plaintes, condamnations, inquiétudes, demandes de dialogue, de concertation et de sécurité juridique pour les investisseurs émanent de divers gouvernements et entreprises du secteur. Nombreux sont les éditorialistes à dénoncer l’ombre de Chavez dans cette réforme, le président vénézuélien jouant aujourd’hui le rôle d’épouvantail qui était réservé il n’y a pas si longtemps à Moscou ; une manière de mépriser l’ « indien » Evo Morales et surtout la majorité de la population bolivienne qui dans la rue (octobre 2003, mai-juin 2005) ou lors d’un référendum (juillet 2004) s’est prononcée pour une telle mesure de nationalisation et a envoyé l’ancien syndicaliste des cultivateurs de coca au Palacio Quemado - le palais présidentiel - pour qu’elle soit mise en oeuvre.
Retour sur la « capitalisation »
Après une période troublée marquée par les mobilisations sociales et l’instabilité politique, la Bolivie a retrouvé la démocratie en 1982, devançant ainsi ses voisins sud-américains dans leur processus de libération du joug militaire. Mais ce retour à la démocratie représentative fut presque concomitant à la mise en œuvre de politiques néolibérales, à partir de 1985, avec l’introduction de la « Nouvelle politique économique », un programme qui, selon le Fonds monétaire international (FMI), « rompit avec la tradition vieille de décennies de ’capitalisme d’Etat’ de la Bolivie ». A l’exception d’une période de huit mois, la Bolivie s’est « mal développée » sans interruption sous le joug du FMI au cours des vingt dernières années. C’est cette même institution qui poussa le gouvernement de Gonzalo Sanchez de Lozada, en 1996, à « capitaliser » le secteur des hydrocarbures. Il fallait attirer les investisseurs étrangers et transformer l’appareil de production pour l’orienter vers les exportations. Le slogan à la mode était « exporter ou mourir ».
Pour parler de la privatisation des services publics en Bolivie, on utilise le terme de « capitalisation ». De quoi s’agit-il ? Selon le FMI, « la capitalisation était un modèle de privatisation conçu pour garantir un niveau minimal d’investissement étranger plutôt que pour maximiser des revenus de privatisation » [1]. Ce processus consistait à transformer l’entreprise publique en sociétés par actions, dont au moins la moitié étaient acquises par le capital international et le reste étant attribués aux « citoyens boliviens », notamment à travers des fonds de pension. Une fois capitalisées, les anciennes entreprises publiques établissaient des joint ventures avec des transnationales qui devaient s’engager à y investir l’équivalent de la valeur des actions. Donc, la capitalisation a consisté non pas à vendre mais à donner le contrôle d’entreprises publiques au capital international en échange de rien, à l’exception d’argent frais.
Le nouveau cadre juridique adopté en 1996 par le gouvernement de l’époque - loi 1689 et décret suprême 24806 - changea donc radicalement la donne. La loi antérieure (1990) affirmait que « l’État est [était] propriétaire des réserves, de la production et de la commercialisation, et par conséquent participait à et était le bénéficiaire direct de la génération, de la distribution et de l’usage de l’excédent », nous dit Carlos Villegas [2]. En revanche, la nouvelle législation imposée en 1996 indiquait que « l’État est propriétaire des réserves de gaz mais pas de la production et de la commercialisation des liquides et du gaz, et par conséquent est exclu du circuit de la génération, de l’appropriation et de l’usage de l’excédent ».
La nouvelle législation établissait aussi une nouvelle classification des champs d’exploitation. « L’État créa deux catégories d’impôts distincts. L’un, portant sur les réserves dites « existantes », qui maintenait les royalties à 50% de la valeur de la ressource, et l’autre, sur les réserves « nouvelles », qui abaissait les royalties à un niveau de 18% de la valeur marchande. En 2000, 95% des réserves étaient homologuées selon le nouveau régime de royalties. » [3] Le problème est que les puits déjà en exploitation étaient en cours d’épuisement tandis que les nouveaux furent essentiellement découverts et mis en exploitation après la privatisation, à partir de 1997. Ce sont ces derniers qui ont hissé la Bolivie au rang de seconde réserve de gaz naturel d’Amérique du Sud, après le Venezuela.
Avant ces contre-réformes, l’entreprise publique YPFB (Yacimientos Petroliferos Fiscales Bolivianos) était l’entité chargée d’exploiter et de commercialiser cette ressource. Des transnationales opéraient dans le pays mais sous le contrôle de YPFB qui apportait 400 millions de dollars par an au Trésor public. « Un bon pourcentage des profits de cet organisme public revenait à l’Etat central pour financer principalement les dépenses courantes des divers gouvernements », écrit Walter Chavez [4]. « Le secteur des hydrocarbures était la « caisse à tout faire » de l’Etat mais en contrepartie de ne pas se perfectionner au niveau technologique et de ne s’occuper que d’activités purement extractives, sans investir dans de nouvelles explorations. » Après la « capitalisation », l’entreprise, jugée et « rendue » inefficiente, fut désarticulée et ses fonctions réduites à l’administration de contrats.
Guerres du gaz
Depuis l’entrée dans le 21e siècle, la contestation sociale n’a cessé de croître en Bolivie. En octobre 2003, la volonté du gouvernement et du consortium transnational LNG Pacific d’exporter le gaz bolivien vers le Mexique et la Californie via un port chilien déclencha une rébellion qui, malgré les dizaines de morts de la répression, prendra, au bout de quinze jours de manifestations et de blocages de routes, la forme d’une insurrection qui poussa le président Gonzalo Sanchez de Lozada à prendre la fuite, direction les Etats-Unis. C’est à partir de cet épisode que les mouvements sociaux vont brandir l’étendard de la nationalisation des hydrocarbures, une revendication qui fait partie de l’imaginaire syndical et populaire du pays.Suite à la guerre du gaz, c’est au tour de l’ancien journaliste Carlos Mesa de prendre les commandes du pays, en s’engageant notamment à organiser un referendum et à faire adopter une nouvelle loi sur les hydrocarbures. Cet enjeu pèsera sur tout son mandat. « La réalisation du référendum sur le gaz de juillet 2004 (...) comme acte de contention et de neutralisation, représenta une déroute temporaire de la revendication de nationalisation », nous dit Alvaro Garcia Linera, l’actuel vice-président. « Les secteurs qui défendaient cette revendication ne sont pas arrivés à organiser le boycott du référendum », ce qui a centré et légitimé le débat sur la seule augmentation des impôts et royalties. « Cependant, l’enlisement du débat au parlement [sur une nouvelle loi des hydrocarbures] et l’absence de signaux de transition vers un nouveau modèle économique, avec un rôle accru de l’Etat dans le commerce des hydrocarbures, a recréé une situation de mal-être social et a renforcé l’exigence de nationalisation ». En mai et juin 2005, face à un nouveau blocage du pays par les mouvements sociaux, Mesa fut poussé à la démission ouvrant la voie à des élections anticipées qui ont vu triompher Evo Morales en décembre dernier.
La nationalisation
Le 7 avril 2005, le Tribunal constitutionnel affirmait que les 78 contrats existant entre l’Etat bolivien et les transnationales dans le domaine des hydrocarbures étaient illégaux, notamment parce qu’il n’avaient pas été approuvés par le Parlement. Pour de nombreux secteurs, l’ordonnance du tribunal équivalait à une virtuelle nationalisation. Cette dernière sera officialisée un an plus tard avec le décret suprême 28701 appelé « Héros du Chaco » en référence à la guerre contre le Paraguay (1932-35). Le décret rend notamment à l’Etat la propriété et le contrôle des hydrocarbures, ordonne que toute la production revienne à YPFB et établit une période de 180 jours pour la renégociation des contrats des compagnies étrangères selon les nouvelles normes en vigueur, après audit et au cas par cas.
La nationalisation soumet le capital étranger mais ne l’exproprie pas. Elle rééquilibre la relation entre les entreprises et l’Etat en faveur de ce dernier. Du fait des particularités de la privatisation du secteur - la capitalisation - sont transférées à titre gratuit à YPFB les actions détenues par les « citoyens boliviens » et sont « nationalisées » les « actions nécessaires » des consortiums d’entreprises transnationales (Andina, Chaco, Transredes, etc.) pour que l’entreprise publique YPFB contrôle un minimum de 50% + 1 des parts.
Depuis 1996, les entreprises privées étaient taxées à hauteur de 18 %. Suite à la nouvelle loi sur les hydrocarbures l’an dernier, ce pourcentage a grimpé à 50% Il sera maintenu pour les champs d’exploitation les moins importants, mais augmenté à 82%- l’inverse de la situation prévalant avant mai 2005 -pour les deux champs les plus productifs, à savoir Sábalo et San Alberto, qui représentent 70% de la production nationale.
Avant la capitalisation, les entreprises publiques (hydrocarbures, télécommunications, lignes aériennes et chemins de fer) représentaient 60% des revenus du gouvernement. Après l’entrée en vigueur de la loi de capitalisation et la coûteuse privatisation du système des pensions, la situation fiscale s’est fragilisée. L’Etat bolivien a accru sa dépendance envers les crédits et les dons de l’étranger et la collecte d’impôts. Actuellement, les investissements publics représentent 7% du PIB et seuls 50% sont financés avec des ressources internes. Selon des estimations du ministère du Développement économique, l’Etat bolivien a perdu 3,152 milliards de dollars entre 1996 et 2006, ce qui signifie que pour chaque dollar que recevait l’Etat, il en perdait deux [5]. Par la nationalisation, le gouvernement entend recevoir 300 millions de dollars additionnels par an et ainsi engranger des royalties d’environ 780 millions de dollars. Il entend aussi, par un « geste fort », respecter le mandat qui lui a été donné en décembre dernier.
Pour mener à bien ce processus, Evo Morales pourra compter sur les alliés cubain et vénézuélien, l’axe « radical » de la gauche sud-américaine. C’est ainsi qu’il vient de rejoindre l’Alternative bolivarienne pour les Amériques (ALBA), un projet d’intégration basé sur la coopération, la solidarité et la complémentarité entre pays lancé par le président vénézuélien. C’est dans une telle initiative anti-impérialiste que « el Evo » trouvera des alliés pour faire face aux projets libre-échangistes, aux pressions internationales et au capital européen, états-unien mais aussi et surtout brésilien. En effet, 51% du gaz consommé par le Brésil provient de son bouillant voisin et l’entreprise brésilienne Petrobras - publique à 37% -contrôle 20% du PIB de la Bolivie.Jusqu’ici la Bolivie a plus subi l’exploitation de ses ressources naturelles qu’elle n’en a profité. Après l’argent des mines de Potosi, à l’époque de la Colonia, et celles d’étain, le pays va-t-il enfin pouvoir utiliser rationnellement et durablement ses richesses au profit de sa population ?
Notes:
[1] Fonds monétaire international, Bolivia : Ex Post Assessment of Longer-Term Program Engagement-Staff Report and Public Information Notice on the Executive Board Discussion, avril 2005.
[2] Carlos Villega Quiroga, Rebelión popular y los derechos de propiedad de los hidrocarburos, OSAL n°12, septembre-décembre 2003.
[3] Louis-F. Gaudet, La Bolivie de l’après référendum : vers un nouveau cycle de contestations ?, RISAL, 10 septembre 2004.
[4] Walter Chavez, la lutte pour la nationalisation des hydrocarbures, RISAL, juin 2005.
[5] Cité dans “Repsol YPF en Bolivia : una isla de prosperidad en medio de la pobreza”, rapport de Intermón Oxfam. Mai 2004.
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