Hydrocarbures : nouveaux défis, nouvelles alliances
Alexandre Adler, Historien, éditorialiste au Figaro.Le Figaro, 26 juin 2006, (Rubrique Opinions)
Comment la hausse des prix de l’énergie va-t-elle modifier les rapports de forces dans le monde ? Pour répondre à cette question, Le Figaro ouvre ses colonnes à des experts et à des dirigeants. Aujourd’hui, l’historien Alexandre Adler, éditorialiste au Figaro.
Toute marche arrière est impossible. Nous entrons à marche accélérée dans l’après-pétrole. On sait que de grands changements interviennent généralement sous l’effet de plusieurs causes qui jouent ensemble ; mais, le plus souvent, certaines de ces déterminations sont plus impératives que d’autres. Ici, cas extrême, toutes les flèches vont dans le même sens : réchauffement atmosphérique ; montée en puissance de la Chine, bientôt de l’Inde ; transformation inévitable de la technologie et des modes de vie ; et, enfin, dépendance désormais insoutenable à l’égard d’une région du monde – le golfe Persique – dont l’instabilité politique est inscrite pour longtemps dans la fragilité interne ou externe des Etats pétroliers qui le bordent. Autrement dit, le monde s’apprête à faire face à une demande croissante d’hydrocarbures. A mesure que d’autres gisements comme ceux de la mer du Nord s’épuisent, les réserves principales se retrouvent, comme en 1950, concentrées dans une même région, le Moyen-Orient, avec deux différences essentielles : l’instabilité régionale, qui échappe à tout contrôle durable, et l’impérieuse nécessité de diminuer la consommation pour ralentir le réchauffement de la planète. Dès lors, les conséquences de toute nature, depuis les relations les plus fondamentales entre États jusqu’au tissu le plus banal de notre vie quotidienne, peuvent d’ores et déjà être déduites ; elles sont – on le constatera – peu banales, et même souvent paradoxales. Pour nous borner à la géopolitique au sens restreint des rapports entre grandes entités de puissance, il suffit d’avoir en tête les actuels bouleversements pour en tirer des conclusions très inattendues. Il est hors de question que la Chine puisse négocier de véritables prix politiques à la baisse chez ses fournisseurs de l’Opep. Il est difficile à la Chine d’atteindre très rapidement un niveau de productivité des facteurs qui lui offre de réduire sa facture énergétique plus vite que l’extension en volume de sa croissance ne le permettra. Ainsi s’établit le rapport le plus fondamental du monde de demain : l’inévitable dépendance où se trouve la Chine à l’égard d’une conjoncture mondiale maîtrisée qui rende possible, tout à la fois, une croissance suffisante de ses principaux partenaires commerciaux – lesquels se trouvent durablement en Occident – et surtout une stratégie de plafonnement des prix qui ne peut être qu’identique à celle des États-Unis. Pékin, au rebours de son discours explicite, ne pourra vouloir que l’affaiblissement de l’Opep et le progrès rapide des solutions énergétiques alternatives : gaz liquide russe, mais aussi carburants végétaux et centrales nucléaires antisismiques nombreuses. Si, donc, la Chine se trouve dans le même bateau que l’Ouest et non celui du Sud et de l’Est, la hausse constante du prix du pétrole la rendra nécessairement plus proche de Washington, de Tokyo et de Bruxelles. Malheureusement, ce constat, inévitable à moyen terme, peut aussi être établi après une période de crispation dangereuse qui aura démontré – mais à un prix élevé – l’impossibilité pratique d’un retour de la Chine au tiersmondisme. La deuxième conséquence, totalement imprévue jusqu’à présent, c’est l’européanisation du modèle de croissance américain. Quels que soient les progrès impressionnants des carburants dérivés de l’éthanol (une nouvelle percée technologique, pour l’instant encore trop coûteuse, peut fournir un carburant d’origine végétale à l’efficacité à 90 % équivalente à celle de l’essence) et quelles que soient les perspectives encourageantes d’un traitement pétrochimique des immenses réserves des sables bitumineux, la correction de tir la plus rapide et la plus rentable à court terme, c’est tout de même une remodélisation des transports au profit de TGV à la française – pour commencer au Texas de Georges Bush ? –, de centrales nucléaires modernisées où Areva a déjà conquis d’importantes parts de marché et de centres urbains piétonniers desservis par des transports en commun performants. En bouleversant les données de sa demande intérieure, l’Amérique ne peut aller que vers un développement moins individualiste, plus solidaire des territoires et des activités. L’hégémonie conservatrice du Parti républicain fondée sur l’intime alliance du Big Oil et des Big Three de l’automobile, à Detroit, a déjà vécu. Avec elle, évidemment aussi, l’alliance saoudienne, dans une période où la Chine ne demande qu’à se substituer aux Etats- Unis auprès de Riyad. Si l’on ajoute à ces deux facteurs imprévus, deux autres beaucoup plus prévisibles, la remontée sur la scène mondiale d’une Russie superpuissance gazière et le renforcement de l’intérêt du reste du monde pour le golfe Persique, on aboutit à des schémas assez contraignants à court terme. Le bon sens voudrait que l’Europe entière s’affranchisse à grandes enjambées de sa dépendance moyen-orientale en lui substituant un partenariat permanent avec la Russie. Nous n’y sommes pas, en raison des méfiances des uns et du ressentiment des autres – les Russes –, qui ont eu le sentiment unanime que nous leur avons manqué au moment le plus dur de leur transition. Une politique européenne prudente se devra donc d’associer Moscou plus étroitement au destin du reste de l’Europe. S’agissant du Moyen- Orient enfin, il serait souhaitable de bannir aussi radicalement l’esprit de capitulation devant les pétromonarchies et les pétrothéocraties que l’esprit de bataille qui, en militarisant le golfe, troublera définitivement l’économie mondiale. Là, il faudrait inventer l’équivalent pour le Moyen-Orient de ce que fut pour la guerre froide la théorie du containment, en ranimant l’inspiration des grands théoriciens rooseveltiens, George Kennan et Dean Acheson : ne pas provoquer de troubles mais, par une pression constante et purement défensive, contraindre les États de la région à favoriser un commerce équitable avec le reste du monde. Et il ne serait pas du tout déconseillé d’intégrer dans cette stratégie nouvelle, les puissances émergentes ou réémergentes : la Russie, la Chine, l’Inde. Décidément, Spinoza avait encore une fois raison, personne ne saurait durablement se penser comme « un empire dans un empire ».
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