dimanche, janvier 29, 2006

Bolivie : Une affaire d’hydrocarbures

Le 18 décembre 2005 avaient lieu des élections présidentielle et législatives anticipées en Bolivie. Le résultat est connu et est encore largement commenté. Le candidat de la gauche, leader du Mouvement au socialisme, Evo Morales, l’a emporté haut la main avec près de 54% des suffrages dés le premier tour.
par Frédéric Lévêque
17 janvier 2006

La Bolivie va donc être gouvernée pour la première fois par un indigène aymara. Nombreux sont les journalistes à avoir insisté sur cette identité ethnico-sociale du nouveau président. Il s’agit en effet d’une première dans un pays pourtant composé à majorité par les peuples indigènes quechuas, aymaras et guaranis. Cette victoire électorale est le fruit logique de la volonté de changement radical exprimée par les nombreuses et importantes mobilisations sociales qui ont secoué le pays andin et amazonien depuis le début du siècle.

C’est en 1985, deux ans après le « retour à la démocratie », que la Bolivie est entrée de plein pied dans le néolibéralisme. Ce processus agressif de privatisations et de libéralisation bénéficiera d’un relatif consensus au sein de la population, les discours semant l’illusion que les capitaux privés étrangers apporteraient avec eux le développement et le bien-être. Après plus de quinze ans de bradage du pays, les illusions se sont progressivement évanouies face à la dure réalité. Le patrimoine public avait été vendu, le niveau de vie ne s’était pas amélioré - le taux de pauvreté au niveau national est de 58,6% et atteint 90% à la campagne - et la croissance promise n’était pas au rendez-vous.
C’est à partir de 2000 et de ladite guerre de l’eau de Cochabamba - la population de la ville força le gouvernement à expulser la transnationale Bechtel, qui contrôlait les services d’eau potable et des égouts de la ville - que s’imposent avec force et durablement les mouvements sociaux sur la scène politique et sociale. Des mobilisations émergera ce qui est décrit comme la « nouvelle gauche indigène ». Sa figure la plus emblématique est Evo Morales, leader syndical des cocaleros, les cultivateurs de coca, plante traditionnelle des Andes. Il arrive second à l’élection présidentielle de juin 2002 et son parti-mouvement - le Mouvement au socialisme (MAS) - fait une entrée en force au Parlement.

De toutes les crises qui déstabiliseront le pays, ladite guerre du gaz est certainement l’épisode-clé. En octobre 2003, la volonté du gouvernement et du consortium transnational LNG Pacific d’exporter le gaz bolivien vers le Mexique et la Californie via un port chilien déclenche une nouvelle rébellion qui, malgré les dizaines de morts de la répression, prendra, au bout de quinze jours de manifestations et de blocages de routes, la forme d’une insurrection qui poussera le président Gonzalo Sanchez de Lozada à la fuite, direction les Etats-Unis d’où de nombreux collectifs aimeraient le rapatrier pour pouvoir le juger pour ses crimes.

Jouant le jeu de la légalité institutionnelle, les mouvements sociaux laissent le Parlement désigner un successeur. C’est le vice-président démissionnaire et ancien journaliste Carlos Mesa qui prend les commandes du pays. Il s’engage à respecter l’ « agenda d’octobre » des mouvements sociaux : l’organisation d’un référendum sur l’exportation du gaz, l’adoption d’une nouvelle loi sur les hydrocarbures et la mise en place d’une assemblée constituante pour refonder le pays. La question des hydrocarbures et de leur contrôle par des transnationales pèsera sur toute la présidence de Mesa dont l’engagement à respecter l’ « agenda d’octobre » ne fera pas longtemps illusion. Il sera forcé de démissionner en juin 2005 face à un nouveau blocage du pays par les mouvements sociaux.

Il serait utile d’aborder dans ces pages le projet qu’entend développer le nouveau gouvernement, cette volonté de « décoloniser l’Etat », de construire, selon les mots du nouveau vice-président et ancien guérillero Alvaro Garcia Linera, « un modèle socialiste avec un capitalisme bolivien ». Mais plus que le débat autour de l’éternel dilemme « réforme ou révolution » et du projet qu’entend mettre en œuvre « el Evo », tous attendent les premières mesures que le gouvernement prendra lors de son entrée en fonction. L’attitude du « Wait and See » prévaut tant dans les capitales occidentales qu’au sein des mouvements sociaux. Il est certain que de micro-conflits éclateront rapidement dés l’entrée en fonction du nouveau président car les attentes sont énormes et tout une franche radicalisée du mouvement social le regarde avec méfiance même s’ils célèbrent cette victoire électorale. Morales va devoir rapidement adopter une série de réformes marquant la rupture avec le passé, s’il veut aller au bout de son mandat. A Washington et dans les capitales européennes, certaines inquiétudes se sont exprimées quant au sort des investissements des entreprises pétrolières, étant donné que la revendication de nationalisation des hydrocarbures s’est généralisée dans le pays au cours des dernières mobilisations. Même si le président élu s’est déjà déplacé pour garantir aux chefs de gouvernements et aux entreprises pétrolières comme Petrobras, Repsol, Total et Shell qu’il n’y aura pas d’expropriations, on assistera probablement à un renforcement du contrôle de l’Etat de l’exploitation et de la commercialisation des hydrocarbures ainsi qu’à une augmentation de la pression fiscale sur les entreprises étrangères présentes dans le pays. Pour ce faire, Morales bénéficiera du soutien de Fidel Castro et d’Hugo Chavez qui furent les hôtes de ses deux premiers voyages en tant que président élu. Une officialisation de ce que le Comandante Chavez appelle « l’axe du bien ».