Energie : vers le grand schisme
Le 26 septembre, le monde aura un aperçu de l'avenir. General Motors présentera au Mondial de l'automobile de Paris sa révolutionnaire Hy-Wire. La nouvelle voiture de chez GM fonctionne à l'hydrogène, l'élément le plus léger et le plus élémentaire de l'univers. En brûlant, il n'émet que de l'eau et de la chaleur.La voiture elle-même est construite sur un châssis et une pile à combustible dont la longévité est de vingt ans. Les clients ont le choix du modèle. Il n'y a pas de volant classique, pas de pédales, ni de frein, ni d'accélérateur - la voiture se pilote avec un joystick. On est dans la technologie dite drive-by-wire pour la génération point-com.
Si le financement de cette voiture est assuré par GM, il est particulièrement intéressant de remarquer que l'ingénierie, le design et l'informatique ont été largement développés en Europe. La Hy-Wire de GM marque le début de la fin des moteurs à combustion interne et le passage d'une civilisation fondée sur le pétrole à un âge de l'hydrogène. Sa présentation en Europe indique aussi un vaste changement dans la façon dont l'Europe et l'Amérique envisagent l'avenir. L'Union européenne et les Etats-Unis commencent à diverger au niveau le plus fondamental de l'organisation d'une société : son système d'énergie. Nulle part l'émergence de cette réalité ne fut plus manifeste qu'à Johannesburg, lors du récent sommet mondial. L'UE y fit pression pour que soit adopté l'objectif d'arriver à 15 % d'énergie renouvelable d'ici à 2010 pour le monde entier, tandis que les Etats-Unis combattaient cette initiative.
L'UE s'est déjà fixé, à son niveau, l'objectif de 22 % d'énergie renouvelable pour la production d'électricité et de 12 % pour l'ensemble de l'énergie à échéance de 2010.
La différence d'approche de l'avenir en matière d'énergie ne saurait être plus criante. Alors que l'UE est engagée dans une mobilisation de son secteur industriel, de ses instituts de recherche et du public pour opérer une mutation historique en se débarrassant des carburants fossiles à base de carbone au profit de ressources renouvelables et d'un avenir à l'hydrogène, les Etats-Unis poursuivent une quête de plus en plus désespérée pour assurer leur accès au pétrole. L'obsession quasi fanatique de George W. Bush à vouloir ouvrir la réserve naturelle inviolée de l'Alaska à des forages pour extraire le pétrole, en dépit des estimations les plus optimistes qui concluent à une production pouvant représenter au mieux un petit 1 % de la production mondiale, est l'illustration parfaite de cet état d'esprit.
Aujourd'hui, le président américain semble déterminé à envahir l'Irak. Le motif avancé est que Saddam Hussein pourrait stocker des armes de destruction massive et constituer ainsi une menace sérieuse pour la sécurité de ses voisins et du reste du monde. Il se peut fort bien que M. Bush ait raison. Il n'empêche que prospère dans les cercles politiques une problématique sous-jacente à laquelle la Maison Blanche est indubitablement attentive : les réserves de pétrole les plus importantes du monde après celle de l'Arabie se trouvent en territoire irakien. Si une invasion américaine devait "libérer" les gisements pétroliers, les Etats-Unis disposeraient d'une nouvelle position stratégique dans le Golfe persique riche en pétrole, ce qui leur permettrait de faire contrepoids à l'influence saoudienne dans la région.
Dans le même temps, au cas où la stratégie de la Maison Blanche au Moyen-Orient échouerait, M. Bush convoque une réunion importante qui se tiendra à Houston le 1er octobre et réglera les détails d'un accord antérieur, conclu en mai avec le président russe Vladimir Poutine et assurant aux Américains l'accès au pétrole de Sibérie. Ce qui n'est évidemment pas dit, dans l'euphorie qui entoure la découverte d'un possible substitut au pétrole du golfe Persique, c'est que les réserves russes diminuent rapidement dans la mesure où les compagnies pétrolières russes abreuvent le marché mondial.
Il devient donc clair que, tandis que l'Europe regarde vers l'avenir, les Etats-Unis se cramponnent désespérément au passé. Le monde entre en ce moment dans le crépuscule de la grande culture des carburants fossiles qui commença il y a plus de trois cents ans, avec l'exploitation des mines de charbon et la machine à vapeur. Certes, il n'y a pas de consensus chez les plus éminents pétro-géologistes pour prédire avec exactitude le moment où la production mondiale de pétrole va fléchir. C'est-à-dire lorsque la moitié des réserves pétrolières connues ou restant à découvrir aura été dépensée. Ensuite, le prix du brut sur le marché mondial augmentera régulièrement tandis que la production suivra la pente descendante d'une classique courbe de Gauss.
Les Cassandre disent que le fléchissement de la production aura vraisemblablement lieu dès la fin de cette décennie, et en tout état de cause avant 2020, tandis que les optimistes parlent de 2040 au plus tôt. Il est surtout frappant qu'un cours laps de temps seulement - entre vingt et trente ans - sépare les deux camps. Mais les deux s'accordent à dire que, lorsque la production commencera à marquer le pas, les deux tiers des réserves pétrolières restantes se trouveront au Moyen-Orient, la région la plus instable et la plus explosive du globe. Conséquence : les pays encore dépendants du pétrole seront alors enfermés dans un farouche combat géopolitique pour garantir leur accès aux gisements pétroliers encore productifs au Moyen-Orient, avec tous les risques et répercussions considérables qui accompagnent cette simple réalité.
Les différences de perspective entre l'Europe et l'Amérique dans ce domaine sont reflétées par l'attitude des compagnies pétrolières géantes dans le monde. Celles qui sont basées en Europe, British Petroleum et Royal Dutch Shell, se sont engagées durablement dans l'abandon progressif des carburants fossiles et investissent des sommes considérables dans la recherche et le développement concernant l'hydrogène et les technologies d'énergie renouvelable. Le nouveau slogan de la BP est "Après le pétrole". Phillip Watts, président du conseil de direction du groupe Royal Dutch Shell, a annoncé publiquement que sa compagnie se prépare actuellement à la fin de l'ère des hydrocarbures, et explore activement les perspectives de l'économie hydrogène. A l'opposé, la compagnie américaine Exxon Mobil s'en tient fermement à son engagement traditionnel dans les carburants fossiles, avec un minimum d'efforts consacrés aux énergies renouvelables et à l'exploration des possibilités offertes par la recherche sur l'hydrogène.
L'Union européenne se trouve actuellement dans une position unique pour prendre une option sur l'avenir en devenant la première superpuissance à opérer le passage durable des carburants fossiles à l'ère hydrogène. Une mutation de cette ampleur dans les systèmes énergétiques au cours du prochain demi-siècle aura vraisemblablement un impact aussi profond sur la société que l'exploitation du charbon et la machine à vapeur il y a plus de trois siècles.
L'ère des carburants fossiles a définitivement changé nos modes de vie, notre conception du commerce et du gouvernement, ainsi que nos systèmes de valeurs. Il en ira de même avec l'économie hydrogène qui s'avance.
Viendra le moment où s'installera la réalité de l'entrée de l'Europe dans un nouvel avenir énergétique. Lorsque cela se produira, les ondes de choc risquent de traverser la mare comme un gigantesque raz-de-marée - forçant les Etats-Unis à reconsidérer leur propre avenir énergétique. La dernière fois qu'ils furent ainsi sortis de leur torpeur remonte à 1957, lorsque les Russes expédièrent leur premier satellite dans l'espace. Pris par surprise, nous avons mobilisé le ban et l'arrière-ban de la société américaine pour rattraper et surpasser les Russes. L'heure a peut-être sonné d'un nouvel électrochoc.
Jeremy Rifkin préside la Foundation on Economic Trends (Washington, DC).
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Françoise Cartano.
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